Traduction en allemand du français de la pièce de théâtre Le Chemin de la Maison de Gilles Boulan, © Édtions de l’aiguille 2013, ISBN 979-10-92143-01-0; Der Weg zum Haus © Wolfgang Barth, mars 2017 ; cession des droits 22.11.2018: KARL MAHNKE THEATERVERLAG Verden; EXPOSÉ de Gilles Boulan ("note d'intentions"), téléchargé le 11 février2020
„La maison est plus belle
que le chemin de la maison.“
Mahmoud Darwish
© Photo et émission: Deutschlandfunk Kultur
Le maison est plus belle que le chemin de la maison
C’est le titre attribué à un entretien de Mahmoud Darwich avec le poète syrien Nuri Jarrah. Publié dans La Palestine comme métaphore, cet entretien porte essentiellement sur la première visite de Mahmoud Darwich sur les lieux de son enfance après cinquante années d’éloignement.
S’y croisent les thèmes de l’exil, de la mémoire et de l’identité. Tous thèmes qui ont une résonance très forte dans la conscience palestinienne. Le poète palestinien les aborde sans aucun parti pris, sans violence et sans douleur ostensible. Il décrit des grandes joies et des petits plaisirs de son retour au pays (l’odeur du café à la cardamome, les roses du jardin de sa mère.. ) Il n’insiste pas sur ses regrets ni sur son amertume, ne s’arrête pas à décrire son village détruit et semble se contenter de vivre cette visite d’exception comme une heureuse parenthèse dans le cours de son existence. L’échange se termine par cette conclusion:
Je dirai “Et je m’endormirai dans ton nom”. Car j’ai besoin de sommeiller dans un nom, dans la chaleur qu’il laisse sur un oreiller.
Mahmoud Darwish – LaPalestine comme métaphore
Au delà de cet entretien, le projet de la pièce que je me propose d’écrire repose sur son titre: un discret aphorisme pour dire la formidable attente, la puissance du souvenir et les multiples difficultés associées au retour. Celles qui sont aujourd’hui au coeur des préoccupations du peuple palestinien et de son conflit avec Israël, celles qui ont habité hier les dizaines de milliers de juifs fuyant les pogroms et la barbarie nazie tout comme celles qu’a pu rencontrer Ulysse au cours de son trop long voyage. Plus généralement, le chemin de la maison concerne tous les émigrés quelles que soient les raisons ou la durée de leur exil.
La Palestine
Le projet de la pièce prend également racine dans un important travail de lecture et de recherches dramaturgiques mené au sein du Panta Théâtre de Caen à l’occasion de son chantier-spectacle: La terre aux oliviers ! Ecrire la Palestine. Travail d’expérimentation présenté en mars 2005 et pour lequel deux pièces ont été commandées par la compagnie à Philippe Ducros et à Mohamed Kacimi.
L’objectif de ce travail était de réunir une documentation de matériaux de sources diverses (roman, théâtre, poésie, textes historiques, articles de presse…) et de tenter de dégager une vision moins superficielle sur les origines du conflit, ses événements et ses acteurs. Cela pour aborder le travail de répétition avec un minimum de savoir historique et de références littéraires propres à alimenter la réflexion de l’équipe artistique et les enjeux-même du chantier.
De cette fréquentation studieuse durant près d’une année d’une littérature abondante et diversifiée (palestinienne, israélienne et francophone…) sont nés tout à la fois le désir d’écrire une pièce et la conscience des difficultés (voire des risques) inhérents à ce projet d’écriture. Et ces recherches auront sans doute beaucoup moins éclairé les lacunes, les erreurs et les incompréhensions liées au conflit que contribué à initier une approche dramatique du sujet. Elles auront développé un premier élément de réponse à la question fondamentale: comment écrire sur un tel sujet? Comment rendre compte sur la scène d’un théâtre, d’une actualité aussi délicate, aussi brûlante, aussi complexe que la question palestinienne? Et qu’en dire sans tomber dans la partialité, dans le simplisme consensuel ou dans les lieux communs ?
Les pièges sont nombreux, on le sait. Certains sont plus visibles: l’angélisme partisan et le manichéisme (immédiatement assimilé à l’antisémitisme), la naïveté indissociable de notre condition étrangère, l’exotisme à bon compte… D’autres sont plus pernicieux : le déterminisme politique, la démesure du sujet, la volonté de dégager malgré tout un sens général, le risque de se réduire, de faire triste, de faire pauvre… bridé par une compassion “correcte” dans un contexte qui l’est moins. Le tout sur fond de terrorisme, d’empreinte de la Shoah, de politique d’occupation et de manipulation religieuse.
Et puis comment trouver la dimension universelle de cette histoire enracinée dans un conflit localisé ? Comment trouver le juste écart avec une réalité impossible à décrire dans sa globalité et dans sa complexité ? Comment faire oeuvre de poète et non pas d’historien? Quel théâtre politique inventer pour dire ça ? Parce qu’il s’agit de respecter l’un et de respecter l’autre sans faire impasse sur ses souffrances, sur ses erreurs et ses mensonges. De les respecter sans faiblesse, sans illusion, sans imposture. Même quand on a fait le choix d’être du côté des perdants.
Je prends le parti de Troie, car Troie est la victime. Mon éducation, ma manière d’être, mon expérience sont toutes celles d’une victime et mon conflit avec l’Autre tourne autour d’une seule question: qui de nous deux aujourd’hui, mérite le statut de victime ? J’ai souvent dit à l’Autre en plaisantant : Echangeons nos rôles. Vous êtes une victime victorieuse, hérissée de têtes nucléaires. Je suis une victime dominée, hérissée de têtes poétiques. Je ne sais si la suprématie poétique nous donnera une légitimité nationale.
Mahmoud Darwich- La Palestine comme métaphore
Le retour
Le retour: voilà un thème universel qui trouve chez le peuple palestinien, une illustration, une intensité et une légitimité plus que symboliques dans la mesure où près de la moitié des Palestiniens vivent en dehors de leur terre natale, dans des conditions très souvent pénibles. De misère, d’insalubrité, d’absence de libertés. A l’exil qui en soi, est déjà une douleur, s’ajoutent le plus souvent les malheurs conjugués de la perte des racines, de la dispersion familiale et de la séparation avec les êtres chers. S’y ajoutent également les tracasseries diverses, les interdits professionnels, la perte d’identité (ce nom dans lequel sommeiller, respirer la chaleur qu’il laisse sur l’oreiller).
Ils ont fui leur pays au printemps 48, chassés par les massacres et les combats de la première guerre israelo-arabe. Ils n’ont emporté que peu de bagages, laissé le mobilier sur place: les bibelots, les photos, les tapis, les souvenirs… Ils ont tiré les rideaux et refermé la porte à clé. Certains de revenir, certains que les combats ne dureraient pas longtemps et que les frères arabes triompheraient très vite. Et ils ont conservé la clé. Depuis plus de cinquante ans, elle reste au fond de leur poche avec toute sa mémoire intacte: la maison, la couleur des murs, la disposition des chambres, les odeurs du jardin… Oui ! La maison est belle. Et ils ne rêvent qu’à la revoir, à y retourner. Avec la clé. A la faire jouer dans la serrure et retrouver un monde intact.
Le retour, c’est le rêve de ces milliers de Palestiniens victimes de la catastrophe (la Makba), réfugiés de la première heure comme des jours sombres de la défaite du mois de juin 67. C’est surtout, et depuis toujours, le projet politique qui fédère leurs principales organisations. Le retour (Al Awda) : la réintégration d’une terre expropriée (la propriété des absents) qui leur tient lieu de mère à défaut de véritable patrie. Le retour comme une déclaration solennelle de leur propre existence, en tant que peuple, en tant qu’êtres humains.
Le chemin de la maison
Le retour, c’est enfin (à cause du temps qui passe et de la langue qui embellit, rend la maison encore plus belle) une mythologie, une légende quotidienne, une réponse à leur tragédie. Le chemin de la maison est sans doute pavé de bonnes intentions, il est surtout semé d’embûches. Mais où commence-t-il réellement ?
Jamais partis, jamais arrivés. (…) Chaque fois qu’ils disaient: Nous y sommes…, le premier d’entre eux dégringolait l’arc des commencements. Toi, le héros, laisse-nous que nous puissions te porter vers une autre fin. Périsse le commencement ! Toi, le héros ensanglanté des longs commencements, dis-nous, longtemps encore notre voyage ne sera que commencement ?
Mahmoud Darwich – Au dernier soir sur cette terre
La maison symbolique est la terre à reconquérir, une nation à construire… et une langue à enraciner. La langue se transmet comme la terre.
Victime pour victime, le réfugié palestinien partage avec les Troyens l’expérience douloureuse de la défaite, du massacre et de la destruction. Ce qui ne l’empêche pas de partager avec Ulysse, un plus grand nombre de points communs. Il est parti de chez lui depuis de trop nombreuses années et il dépérit dans un camp supposé provisoire, au pied d’une forteresse qui devient imprenable. Comme lui, il est hanté par l’obsession de son retour. Prêt à user de toutes les ruses, de toutes les stratégies, à recourir à toutes les violences, à édifier de dangereux chevaux mécaniques au ventre rempli d’explosif. Condamné à dégringoler de l’arc des commencements, sans passeport, sans identité administrative et sociale, il pourrait comme le héros de l’Odyssée choisir de s’appeler Nemo. Et le Cyclope ne le verrait pas, le tiendrait pour inexistant.
Gilles Boulan
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